PEINTURE ET INCONSCIENT

    Je vous propose avant d'accéder à la Galerie où vous pouvez rencontrer les différentes oeuvres, quelques remarques introductives concernant le fonctionnement du psychisme dans toute production humaine, allant de la formation du symptôme, au lapsus, à l'acte manqué, et plus précisément ici, de souligner le rôle de l'inconscient dans la création artistique.


Suivons ensemble ce sentier qui longe le “Cavu”: ces quelques photos permettent aux uns de le découvrir, aux autres de le parcourir; rives bordées de pins, eau coulant à flots en cette saison sur les vasques de porphyre, turbulences de l'air dans les feuillages du chêne-vert et les aiguilles du pin laricio, couleurs vives, chatoyantes, parfums du maquis, autant d'images de sensations d'impressions et d'émotions que je conserve. Faites comme moi, fermez les yeux, laissez images, souvenirs se libérer, émotions vous gagner, vous surprendre; elles vont se superposer engendrer d'autres formes, perspectives, couleurs.

Notre mémoire fonctionne par reconstitutions et reconstructions successives, empruntant les immédiatetés pour traduire les représentations les plus anciennes liées à notre histoire personnelle et ainsi réactivées! L'“ici et maintenant” se mêle à un “là-bas jadis ».

Contrairement au peintre qui travaille sur le motif, plante son chevalet, trace des esquisses, revient pour saisir la lumière fugace, sorte de grammairien des couleurs et des formes, j'ai depuis longtemps abandonné cette pratique pour accueillir les surgissements de fragments ou traces de représentations et d'affects.

Il s'agit d'une “pulsion de peindre” par laquelle chacun laisse une trace et une pièce à conviction de soi avec doute et vérité...., vérité éphémère.

Il y a autant de façon de peindre que d'écrire. Le peintre est toujours seul et cherche à la dérobée “l'autre”, reconnaissance qui lui permet d'échapper à ses contradictions, à ses replis narcissiques et à sa mémoire voilée.

La peinture est un moment de liberté, de libération. Elle est liberté par son pouvoir métaphorique et métonymique essentiellement silencieux.

Le travail du peintre est semblable à celui du rêveur, cette toile-écran onirique où il couche ses rêves.

Ma conception de l'acte de peindre, est proche du fonctionnement du peintre-rêveur qui projette sur “sa toile-écran”, symboles, déplacements ; il peut ainsi grâce à l'association libre des idées, du mouvement des images, des formes et des couleurs, projeter la dynamique de ses désirs ; quant au procédé de condensation ( prenons par exemple l'image de plusieurs plaques photographiques superposées) il lui permet simultanément de dire et de masquer.

De toiles en toiles, de formats en formats, de diptyques en triptyques et en tondi, je vais réactiver, répéter des enjeux personnels, ces matrices esthétiques dominées par les mélanges de couleurs allant de la plus crue et violente à la plus fluide, légère et estompée.

L'extériorité, le lieu élu s'imposent dans le champ de la représentation. Plus tard la forme choisie, figurative ou abstraite (sorte d'écriture automatique), étale la vie inconsciente. Qu'elle soit figurative ou abstraite elle demeure un trompe-l'oeil esthétique.


De retour dans mon atelier, je brosse rapidement avec gourmandise les masses de couleur ; il s'agit de ce tableau (Cavu 1). En ce lieu je me sens heureux, mon geste est rapide, je mélange les pigments, accompagnés de l'odeur de térébenthine que le mistral aide à propager.

Cavu 1

Quelques heures après, je commence à l'intérioriser. Il s'impose : le calme du lieu, les murmures, les ruissellements, le ressac de l'eau, les lumières et les reflets des galets, comme autant de fragments de miroirs me parcourent de pied en cap.

Dans l'acte de peindre on trouve autant de doutes, d'interrogations que de certitudes; nous pouvons nous le dire: la peinture “ça fait parler”, “ça fait écrire” “ça fait jouir “et “ça fait douter”, «ça donne à voir » autrement la réalité. Quelquefois elle nous habite, le plus souvent elle nous surprend, elle nous échappe.

Sur la toile il y a certes l'intériorité du peintre, son narcissisme, mais il y a déjà d'une certaine manière inconsciente, la présence du regard de l'autre.

Quitte à se fondre en toute chose, quitte, tel le flot qui dévale les masses granitiques de l'Ospédale et avec un peu d'imagination les aiguilles erratiques de Bavella, ces masses aquatiques se brisant sur les vasques de porphyre, bouillonnant et s' écoulant. ...ce regard de l'autre assure une promesse de retour; il s'agit de se ressaisir,  de se confronter à sa vie fantasmatique, - formations imaginaires que l'on nomme les “sangs mêlés”- nichées dans l'épaisseur de la couleur, dans la fluidité de la lumière du printemps, et dans les flagrances du maquis.


Peut-être parvient-il ainsi, à saisir la fugacité des mouvements du désir? Eros nous entoure, nous constitue. 

Ce créateur-peintre ne serait-il pas celui qui engendre avec  les pigments projetés sur la toile-écran onirique, cet autre réel que sa perception lui attribue ?

L'acte, le mouvement engendré, ne deviennent-ils pas une création, - mise au monde très souvent douloureuse - voire insatisfaite?

Est-ce le beau, le vrai …. grand débat pour chacun, à jamais achevé!

Le Cavu, nous allons en reparler car il m'a inspiré.



Cavu 2

Cavu 3


Cavu 4

Cavu5


Dans chacune de ces quatre toiles, vous pouvez remarquer là encore un motif répétitif : une cascade.


Photo 6

Photo 7

Photo 8

Photo 9




Outre sa place comme un des motifs du tableau, elle porte en soi une dimension symbolique personnelle.

Photo 10

Photo 11

En effet, pour illustrer le retour à des traces de représentations enfouies dans la mémoire et où le refoulement a oeuvré, le Cavu est l'exemple typique d'une série de réactivations de souvenirs d'enfance: la cascade de Bérard en Algérie où nous passions des vacances en famille en plongeant dans ses eaux après s'être baignés en mer à Tipaza au pied des ruines romaines, (photo 10), et une petite cascade sur le chemin du Cavu qui mène aux vasques (photo 11).



Chacun peut entrevoir la surdétermination d'un moment symbolique de son enfance : le souvenir de la cascade de Bérard s'avère être un signifiant central.

Photo 12

En effet, en cette circonstance, un deuxième temps s' impose et en révèle le sens : on ne peut faire l'économie de la jouissance, du pouvoir d' Éros. Ce deuxième temps que l' on nomme l' « après-coup », une peinture de Dinet l'évoque. Pour ceux qui ignorent l' oeuvre de ce peintre orientaliste, je leur suggère de visiter le site qui lui est dédié. Peut être allez-vous ressentir dans ces nus de jeunes femmes lascives, enjouées et pulpeuses, la charge érotique qui se dégage de cette jeune fille “à la source” dite aussi cascade ou fontaine de “ charchar “ à bou -Saada et qui était accrochée parmi d'autres aux murs de notre habitation (Photo ci-jointe numéro 12)



Mes premiers commentaires sur le Cavu ont insisté sur une série de représentations symboliques dominées par la pulsion de vie : Eros, mais Thanatos est toujours là.

Ce Cavu , prononcé en corse « Cav » abandonnant la dernière voyelle, nous le prononçons habituellement Cavo. Celui -ci me renvoyant en réalité à un caveau, celui du Tombeau de la chrétienne, prés de Tipaza et de la cascade de Bérard où ont eu lieu de nombreux massacres. Il ne s'agit plus ici de fantasmes, les si biens nommés « sangs mêlés » mais d'une dure réalité où le sang a coulé. Les « Noces à Tipaza » se sont métamorphosées en « Noces rouges ». 

L' »exaltation », « l'emportement d'aimer », la puissance du désir, de la « sensualité », l'humanisme, qui ont dominé ces Noces de Camus ont fait place à la haine, la violence et à la barbarie.

    On constate donc qu'un symbole est surdéterminé. La cohabitation pulsionnelle des paires d'opposés (vie/mort, oui/non par exemple) est souvent pour le créateur un point de rupture ou de blocage pour poursuivre son œuvre : dépasser les répétitions, sortir de cette compulsion de répétition, se renouveler.

Une parenthèse s'impose ici en effet, l'orientalisme, une école importante ( Fromentin, Delacroix, Renoir pendant une certaine période...etc pour l'école française), considérée comme « démodée »  pendant un certain temps mais qui a influencé très tôt mon travail, la photo ci-jointe (numéro 13) en est l'illustration, et me conduit à une interprétation orientaliste du Cavu.

 Couleurs vives, violentes, crues que l'on observe chez les peintres fauves, palette qui me permet de rêver ainsi la réalité, de donner à la vie, à Eros, les moyens de lutter contre Thanatos : je les ai trouvé autant dans la lumière corse que dans la parole couchée du divan de l'analyse. Le retour du refoulé peut se présenter sous d'autres formes, par exemple, œuvres d'autres peintres qui m'ont influencé. Ce phénomène s'impose dans toute création artistique et nos prédécesseurs ont puisé à leur insu, c'est-à-dire inconsciemment dans la dynamique créative de toutes les cultures.



 L'hypothèse que j'avance consiste à penser qu' un détail, un sous-ensemble, une structure, mettent en œuvre à un certain moment des formes de représentations, d'images motrices visuelles ou sonores - à l'instar des organisations phonématiques que les linguistes structuralistes ont mis en évidence - qui sont au cœur de la création.

La représentation est au tout début de la vie psychique une “chose”, visuelle ou sonore. Le fonctionnement psychique passe ainsi de la “chose” au “mot”, activité de mise en relation, de connexion qui installe la pensée symbolique et conceptuelle, le mot, la désignation prenant ainsi la place de la «chose». La pensée scientifique en est le prototype ou le paradigme.

Photo 14



Le peintre, l'artiste, d'une manière générale, le créateur font advenir un impensé.

Ce dernier est à mon avis à l'origine des différents courants artistiques et de l'innovation. C'est pour cette raison aussi que le rêve a été l'objet d'interprétation dans toutes les cultures, le considérant dans ses significations masquées porteur d'une mise en organisation du sens ce que nous nommons de nos jour “algorithme”.

La grande découverte freudienne a été de mettre en évidence dans ce que l'on désigne de “travail du rêve”, différents mécanismes de codage qui constituent une logique de nature mathématique. Il n'est donc plus seulement question de comprendre la signification du symbole, des condensations, des déplacements, du désir qui circule et des censures, mais d'inscrire cet ensemble dans l'organisation sémantique de la pensée du rêveur: on parle alors du sens.

Dans la création artistique, les peintres dits abstraits ont cette féconde créativité d'être en rapport direct avec l'inconscient. Mais, quand certains - parmi les meilleurs - ont parlé de leur travail, ils l'ont pensé comme une élaboration où le dit hasard des formes, procède en fait par des reconstitutions successives, dans lesquelles le préconscient joue un rôle déterminant.

Ce rapport direct, voire brut à l'inconscient se retrouve essentiellement dans des pathologies régressives (psychoses, addiction aux drogues par exemple). Mais la première trace abstraite que l'on peut reconnaître comme authentique et inaugurale est celle du trait, du geste graphique, des gribouillis du très jeune enfant.


Je vous propose maintenant une deuxième illustration du refoulement et de sa levée.

Il s'agit d'un triptyque de 2 mètres 70 sur 1mètre 13 (ci-jointe numéro 15); je conçois le triptyque  comme une mise en scène c'est-à-dire une écriture picturale, un texte, voire une bande dessinée que chacun peut lire, décrypter à sa façon. Je peins donc de gauche à droite et les deux premières toiles "viennent" facilement comme on le dit quelquefois dans un travail de création. Pour la 3e, surprise, un blanc, comme une page blanche, le vide, le rien. Je laisse cette toile qui me "résiste" et passe à une autre. Il m'a fallu plusieurs jours pour qu 'à la reprise de l' œuvre, je puisse la terminer. Ce blanc, ce vide est resté longtemps énigmatique.

Photo 15

Photo 16

C'est par la rencontre d'un ami d'enfance - nous habitions à une centaine de mètres l'un de l'autre - que les souvenirs se rattachant à ce troisième volet du triptyque - sont revenus comme une évidence. Il s'agit d'une fortification entourée d'un champ d'eucalyptus, paysage devant lequel j'ai vécu les dix premières années de mon enfance, et qui avait été ensuite détruit pour faire place à des immeubles. Le vide, le blanc , ce n'est pas le rien : c'était la perte, la douleur, la déchirure, le grand départ. J'ai réussi à me procurer une photo du lieu( photo ci-jointe numéro 16). .A chacun de juger de la pertinence des traces ainsi mémorisées. La peinture sert aussi à réparer.



Quelques remarques conclusives

Dans le domaine de la création artistique on entend souvent des commentaires du genre : Ah c'est nouveau ! Pourquoi pas si ce n'est pas une fin en soi, si ce dit « nouveau » a un sens, propose une nouvelle représentation du monde. Mais c'est souvent une façon de se distinguer, de se faire connaître en se différenciant. Le marché de l'art l'impose.

Le débat peut se poursuivre pour ceux qui le souhaite. A la rubrique contact vous pouvez trouver mes coordonnées.

 Je vous remercie, à bientôt peut-être.